lundi 11 janvier 2010

che fare, le manifeste / didier saco


che fare / que faire, c’est le titre de l’exposition où enzo mari et gabrielle pezzini présentent quelques pièces / le plateau en fer brut, conçu en 1958 qui sait être en même temps radical et écho de la tuile de la maison, la wired chair, chaise en fil d’acier, conçue en 2003, tout autant radicale et en même temps éclat de la forme de la fesse, parfaits modèles de ce design italien radical et exemplaire qui nous stupéfie toujours et dont le meilleur exemple est sans doute le pavillon lumière à milan lors du salon du meuble

et la plus belle pièce de l’exposition est le manifeste que les 2 designers ont rédigé et qui nous est distribué à la galerie

che fare n’est pas une question / c’est un manifeste alerte contre la dégradation progressive, depuis les années 70, du design, tel qu’il a été pensé et réalisé à sa source comme le modèle d’une société idéale, en harmonie avec le climat de reconstruction matérielle et idéologique de l’après-guerre, vers une reproduction de marchandises, réalisées suivant différentes technologies et matériaux / forgeage, emboutissage, moulage, fer, plastique, bois, stratifié, bambou, aluminium, carbone, titane et autres, sans poétique et sans intention, sinon le décoratif

lmari et pezzini rappellent l’indispensable triologie de tout projet design : l’auteur, l’industriel et le public, et si les deux designers italiens regrettent la disparation d’industriels éclairés, tels olivetti, danese, stam et castiglioni, et la fascination accrue du public pour la tv-réalité, qui ne sont là que des considérations outre-alpines …, l’équation reste universelle et le design ne peut exister sans industriel pour le commander et sans acquéreur, privé ou public pour l’acquérir

“tout comme le designer est responsable de la forme, et la qualité de celle-ci émerge toujours à partir d’un projet global”, il relève de l’industriel “non seulement les aspects économiques de la réalisation du produit, mais aussi la façon de l’imposer sur un marché où la compétition est féroce”

mari s’effare aussi de nos difficultés à obtenir rétribution de nos prestations et à devoir attendre un improbable droit d’auteur, sans même pouvoir obtenir une rémunération, à l’heure ou à la journée, comme n’importe quel technicien ou consultant

bien sûr, la flamme italienne réchauffe nos cœurs et nos hivers, et nos tempéraments moins latins sauront chercher des voies moins radicales que la dégradation inexorable que redoutent mari et pezzini

edgar morin nous y aide : “là où croît le péril croît aussi ce qui sauve”
ce qui est sûr, c’est que nous avons des devoirs auprès des indispensables industriels sans lesquels nos agences ne peuvent vivre : devoirs d’image sur nos métiers, sur nos méthodes de travail et sur nos partages, indispensables, d’expériences, de projets, devoirs aussi de dialogues permanents face aux incertitudes liées à la création / délais, coûts, validations et retours sur investissements

ce qui est sûr aussi, c’est que le design de l’utopie, cher à mari et à pezzini, s’est transformé
si le design produit a pris le risque / et pas tout seul / de devenir exclusivement déco et conso, d’autres designs se sont développés, tel le design de services, qui s’inscrivent totalement dans l’utopie du monde meilleur et de l’homme comme vecteur premier, et non la machine

ce qui est sûr, tout autant, c’est que la crainte de mari et de pezzini peut être évitée par le style, autant le style du designer que celui de l’industriel

le style, c’est la trace que décide le designer, et l’industriel, à partir de son parcours, de son métier, de son désir et qui va se retrouver, tout au long de ses projets et de ses produits et va faire de son récit une histoire, celle de sa marque
et permettre au public de la trouver, de s’y retrouver et de la suivre

l’urgence de nos temps, le dialogue accru avec l’industriel / qui fait quoi ? quelle interface entre l’ingénieur et le designer ? pourquoi un prototype ? combien de réunions ? qui paie les déplacements ?, le style et le choix de la confiance plutôt que la peur de l’autre peuvent répondre à mari et pezzini : que fare

che fare / enzo mari et gabrielle pezzini / galerie alain guthard 7 rue saint claude paris 3 jusqu’au 20 02 10
la pensée tourbillonnaire, introduction à la pensée d’edgar morin de jean tellez / éditions germina

Radical design / nous savons, nous voyons venir, nous continuons / anne marie builles


Que faire dans un monde où croissent la complexité, la confusion, l’incertitude ? Dire et essayer de faire ce que l’on croit.

L’inquiétude qui s’insinue partout est le début de la lucidité, mais elle ne réussit pas encore à faire bouger les lignes.
Confiné aux intérêts du pré-carré de chacun, le souci de l’environnement ne va pas bien au-delà de mon jardin/ma maison/ma région.
Nous savons tous que les enjeux sont à la dimension du monde.
Mais le chemin risque d’être long pour qu’émerge une conscience collective qui fasse prévaloir l’interêt à long terme.
On a longtemps cru que le monde nous était donné pour le transformer, mais il est temps de prendre conscience qu’il nous est aussi donné pour cohabiter.

Qu’on le veuille ou non, nous avons atteint le seuil du « sans précédent ».
Pensée critique ou résistance ne suffit plus, le projet humaniste est à repenser totalement, à réinventer plutôt car nous en avons perdu tous les codes.

La faute à la marchandisation débridée de nos vies.
Trop d’insensibilité s’est développée dans cette logique du maximum, du plus haut, du plus beau, du plus cher (Dubai), du culte de l’apparence et de la dépense.
Nous savons bien comme Bernard Stiegler que le consumérisme a atteint ses limites : un consumérisme coupable de liquider et d’asphyxier le désir et l’attention intelligente dans le grand bazar de la marchandise et le vaste réseau liquide de la circulation de l’information.
C’est le grand « système du tout est pris, rien reçu ».
Si les hommes restent les maitres de leur destin, dans le jeu : c’est pas à nous de commencer, j’appelle les designers.

A eux, l’honneur et la responsabilité de permettre aux consommateurs la réappropriation de leur savoir-être et leur savoir vivre, à eux d’oublier un temps le « good business is best art » pour défendre l’honnête intelligence des objets et des produits, à eux de suspendre tous les petits égo créatifs, pour convaincre, rendre accessibles, compréhensibles et désirables de nouvelles formes de relations d’échange et de contribution au progrès humain.
Il est grand temps que les designers et les institutions qui les représentent dépassent leur clivages et leur chapelles et s’unissent face aux enjeux d’une planète durable pour porter une conviction commune, penser un projet collectif et faire alliance entre tous les savoirs, industries, technologies, filières d’enseignement, réseaux d’information.

Difficile de penser à la dimension du monde quand tout nous incite à l’individualisme.

S’il ne restait qu’un argument, il appartiendrait au poète qui
dit que « les hommes assemblent et habitent la beauté du monde ».

Si le monde hésite dangereusement entre sa beauté et son désastre, s’inquiète Alvar Alto, c’est aujourdhui que la profession, designers et architectes, doit opérer une conversion mentale radicale, éthique, ésthétique, comportementale, politique.

Alors le Radical Design est encore à venir.

Bernard Stiegler / La Tribune.fr 23/07/2009 / Passer à l’acte /