jeudi 20 février 2014

design / l’éloge du carrond / didier saco

Le carrond, chacune et chacun s’en souvient, est cette forme composite formée de deux angles ronds et de deux angles droits dont le vocable a vu le jour lors de la création du logotype de la marque Bouygues pour définir la forme qui le compose et l’entoure, avec deux angles arrondis et deux angles pointus.

Le carrond, c’est l’image qui dit la forme, comme la méthode de travail de nombre d’entre nous qui posons d’abord un univers graphique en démarrage de nos projets, en jouons pour faire avancer notre réflexion et l’utilisons comme élément de matière propre à raconter l’histoire auprès de celles et ceux qui la commandent.

L’image est notre matériau-source et le design est d’abord le travail par série d’images / c’est l’image qui dit l’idée et sa force, son équilibre et son intention, sa fragilité et sa pertinence.
C’est l’image qui dit sa source et fait tinter la résonnance du projet dans notre imaginaire, personnel et collectif / c’est l’image aussi qui nous dit l’usage, spontané ou élaboré, la matière, la forme et la couleur et les sentiments qu’elle nous inspire.

Le pouvoir illustratif de l’image nous sert autant d’outils de recherches pour trouver les profils, les masses, les circulations pour installer nos projets que de vecteurs de persuasion pour convaincre nos commanditaires et intégrer leurs idées.
Et le story-board, et le cahier de tendances font partie de ces terrains que nous partageons avec d’autres univers créatifs où l’image est essentielle pour rendre nos idées concrètes et les transformer en outils de communication.

L’aujourd’hui est full d’images grâce au numérique et nul ne peut s’en plaindre car nous pouvons avoir accès à des sources il y a quelques années inaccessibles, et notre travail de création a pu prendre une ampleur que nos ainés ignoraient.

Et cette amplitude trouve son expression merveilleuse / et vertigineuse / dans le dictionnaire que viennent de créer Félix Heyes et Benjamin West, deux garçons qui appartiennent au collectif de designers londoniens King Zog : Google, volume 1.

Le principe semble simple : regrouper par ordre alphabétique les images les plus vues sur le moteur de recherche Google Images.
Si l’énoncé semble clair, le réel s’avère un casse-tête car l’approche étant mondiale, les 22 416 illustrations nous sont quasiment toutes inconnues et semblent n’avoir aucune raison d’être là où elles sont.

Un singe, des pâtes, une pelleteuse : ce sont les premières images disparates empilées sans commentaire ni légende qui apparaissent à la lettre ”m” qui nous laissent d’abord perplexes mais, guidés par l’ordre alphabétique et par l’intuition, nous amènent à comprendre que la tête du singe est celle d’un macaque, les pâtes des macaronis et les pelleteuses des machines.

Parfois, le lien mot-image est immédiat, quand une couverture du journal Mad représente le mot mad et, parfois, il l’est beaucoup moins, face à une gravure de squelette de Hans Holbein / 1498-1543 / qui illustre une danse “macabre”.

L’exercice peut paraitre absurde mais il est source de mille constats et ouvrent mille possibles.

Pour Benjamin West, “aujourd’hui, les jeunes utilisent des images récupérées sur le Net ; ils photographient tout, tout le temps / leur copine, un détail, leur repas / puis échangent ces photos / l’image participe d’une communication permanente au milieu des textos, des tweets, des mails et des coups de fil et elle devient un élément de discours aussi important que les mots et la parole”.

Alain Rey, lexicographe, est plus circonstancié : en constatant que ce dictionnaire de 1 328 pages n’a “aucun principe directeur” et présente “un mélange d’images qui n’ont rien à voir entre elles, que ce soit des affiches de film, des publicités, des stars de cinéma et des fiches pédagogiques”, il met en garde l’idée de l’image-reine, celle qui résume l’idée ; “un concept ne saurait être réduit à une seule valeur, à un seul aspect des choses, à un seul objet”.

La question posée est celle de la place des images, dont celles que nous créons / nos logos, nos bâtiments, nos affiches / face à celle des mots, et les difficultés que rencontre la presse écrite n’est pas l’une des moindres.

Nous sommes plongés dans un bain permanent d’images chocs et émouvantes, de films saisissants et de photos-souvenir auxquels nous avons donnés une forme d’intelligence émotionnelle très efficace, et le film muet “The Artist” l’illustre parfaitement.

Des formes telles que le carrond, le Nuage de Paul Andreu à la Grande Arche, l’oiseau de Twitter, la pyramide inversée de Pei et la pomme d’Apple nous disent autant d’images créées pour compléter le projet, et non s’y substituer.

C’est à nous de savoir concevoir et travailler l’image comme notre vecteur majeur pour développer l’idée et non la remplacer, et les 22 416 images rassemblées par Félix Heyes et Benjamin West sont à notre service pour créer les nôtres.

Couvrir la façade d’un bâtiment de lattes de bois ne peut suffire pour montrer le projet de l’architecte d’inscrire son travail avec la trace carbone minimale ; elle en est la première image, et ce sont le choix des matériaux, des isolations et des systèmes de chauffage qui viennent la compléter et l’installer.

Le carrond, ce pourrait être aussi une approche de la définition du merveilleux travail de Stéphane Bordarier qui consacre autant de temps aux couleurs qu’aux angles et aux respirations qu’il y développe.

Stéphane Bordarier / galerie Fournier 22 rue du Bac Paris 7 jusqu’au 05 04 14

Google, volume 1 de King Zog / éditions Jean Boite / 1 328 pages, 22 416 illustrations et 95.00 euros

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